"Marlène", nouvelle déjà parue dans la revue Paysages écrits (numéro 11)
Elle est seule face au
miroir. Dans sa loge. Elle se démaquille. Ca lui prend de plus en plus de
temps. Elle essaie de faire comme si elle ne s’en rendait pas compte. Comme si
elle n’avait pas remarqué le creusement
de la ride du lion entre les sourcils. Les pattes d’oie autour des yeux. Les
deux parenthèses autour de sa bouche qui s’ancrent chaque jour un peu plus
profondément dans sa chair.
Quinze ans déjà qu’elle est
là tous les soirs. Quinze ans déjà qu’elle cachetonne dans ce cabaret parisien.
Quinze ans déjà qu’elle amuse, distrait, divertit, intrigue, excite, trouble et
dérange parfois. Quinze ans qu’elle se produit sur scène. Pour des touristes
japonais, américains, des provinciaux en goguette, des représentants en
électroménager. Quinze ans. Et la poubelle à côté d’elle pleine de disques
démaquillants usagés.
Quinze ans. Et des faux qui
s’accumulent. Faux cils. Faux ongles. Faux seins. Perruques brunes, blondes,
rousse. Quinze ans. Des dizaines de paires de talons aiguille. Rouge, noir,
doré, argenté. Quinze ans. Et des robes moulantes en lamés or, strass, paillettes. Quinze ans. Et des
colliers de perles. Bagues et bracelets ornés de fausses pierres précieuses.
Jupes à volants Froufrous. Bustier noir
en dentelle. Body rouge en satin. Quinze ans. Cuir et latex pour les soirées
particulières. Porte-jarretelles, bas blancs et jupe plissée de collégienne
lubrique.
Quinze ans. Presque l’âge
qu’elle avait quand elle a commencé. Encore mineure. Elle s’était présentée au
cabaret pour l’audition. Son imitation habitée de Dalida avait séduit tout de
suite le patron et il l’avait engagée tout de suite. Double vie pendant deux
ans. Au lycée, la journée et au cabaret le soir. Et les parents qui ne se doutent
de rien. Ou qui font comme si. Et puis un soir de 31 décembre, en plein
réveillon, autour de la table familiale du petit pavillon de banlieue où elle
habitait, ses mots ont résonné longtemps, très longtemps, peut-être
résonnent-ils encore. « A partir de maintenant, je veux qu’on m’appelle
Marlène. Plus jamais Marc : Marlène. Marc est mort, il n’existe
plus. »
Depuis ce soir-là, les
seules traces de Marc qu’il reste dans
sa vie sont administratives : carte d’identité, passeport, permis de
conduire, numéro de sécurité sociale. De Marc, Marlène a aussi conservé ce sexe
encombrant qu’elle tente en vain de cacher sous ses robes de star… et cette
pomme d’Adam qu’elle caresse parfois d’un air mélancolique et vaguement
désespéré.