Aujourd'hui, à l'occasion du Ray's Day, je vous offre une de mes nouvelles inédites : bonne lecture !
VOLEUSE !
Du sang plein la bouche…et pas le mien. Goût métallique devenu
familier. Le bruit lancinant des gouttes rouges qui tombent sur le
lino du coin cuisine de mon deux-pièces. Grrr… l’envie de
grogner comme un animal pas tout à fait repu.
Je m’appelle Maria Lucia, j’ai 36 ans, sans profession,
célibataire, sans enfant. Et il semblerait que je sois différente.
Aussi loin que je me souvienne j’ai toujours été la doublure de
la femme invisible dans le film de ma propre vie. Jusqu’au jour où
c’est devenu insupportable et où j’ai pris ma vie transparente,
évanescente, translucide, ma vie bulle de savon en main.
Je ne veux pas qu’on interprète mes actes criminels de façon
inappropriée. C’est pour cela que je veux vous raconter ce qui a
fait de moi ce que je suis. Ni Causette, ni pauvre petite fille
riche, j’ai grandi dans un milieu plutôt aisé, classe moyenne,
parents fonctionnaires. Je n’ai souffert ni de la faim, ni du
froid, ni de la soif, je n’ai pas non plus subie de sévices.
Désolée, vraiment désolée, lecteur au voyeurisme malsain mais nul
grand-père incestueux ou mère violente dans cette histoire. Ma
souffrance se situait ailleurs, du côté de l’invisible, du peuple
des ombres.
A l’école primaire, l’institutrice oubliait toujours mon
prénom ; au lycée, c’était mon nom ; à l’université,
les professeurs ne reconnaissaient même pas mon visage -
alors que j’étais systématiquement assise au premier rang. On ne
me voit pas, on ne m’entend pas, on ne me remarque pas, on me passe
toujours devant dans les queues, à la poste, à la gare, au cinéma,
partout, tout le temps. C’est comme si je n’avais pas de
matérialité, que toutes mes molécules n’étaient pas en place
comme il faut pour me faire exister entièrement aux yeux des autres.
C’est sûrement de ma faute. Toujours un peu en retrait. Toujours
un peu à côté.
Le goût du sang, l’odeur du sang, sa consistance si particulière
sur mes mains, mon menton, mon cou. Je ne pensais pas que cela serait
si agréable pour tout vous dire. Une vraie découverte, que dis-je
une révélation. Comme quoi, on n’est pas à l’abri d’une
bonne surprise.
Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été un peu voleuse.
Ma mère m’appelait la pie à cause de ça et aujourd’hui encore
c’est mon oiseau fétiche, un oiseau porte-bonheur dans la culture
asiatique. Je ne peux m’empêcher de prendre ce dont j’ai envie,
même si ça appartient déjà à quelqu’un, encore plus si ça
appartient déjà à quelqu’un. J’ai commencé par voler des sous
dans le porte-monnaie de ma mère, puis des carambars aux fruits dans
la supérette de mon quartier, puis du maquillage hors de prix aux
Nouvelles Galeries, puis des disques, des livres, des DVD. J’ai
volé les jouets des autres enfants, les journaux intimes de mes
meilleures amies, les petits amis de mes camarades de fac. Je vous
fais grâce des fleurs arrachées du parterre de fleurs du rond-point
à côté de chez moi ou le courrier de la voisine (elle en avait
plus que moi à un point que c'était indécent).
Ce n’est pas, comme certains le croient, que je pense que tout
m’est dû. Au contraire, je sais que je n’aurais jamais rien à
moi, que je ne le mérite pas. Je ne suis pas de celles qui sont du
bon côté et je ne le serai jamais. Si je ne m’approprie pas les
choses, je n’aurai jamais rien à moi. Et je veux avoir des choses
à moi.
Le plus simple quand on n’existe pas, pas beaucoup, pas assez, pas
vraiment, c’est de prendre la vie des autres, d’endosser leur
identité. Même si ce n’est que parcellaire, temporaire et
imparfait, c’est toujours mieux que rien du tout.
Je commençais par voler des photos et des cartes d’identité dans
les porte-feuille dans les vestiaires du club de gym où j’allais
tous les mercredis quand je parvenais à vaincre ma flemme. Ainsi, je
fus d’abord Dorothea Muller, née à Vienne le 3 novembre 1967,
mariée à un gentil quadra à tête de labrador et aux jambes
arquées, mère d’un adolescent ombrageux et d’une fillette
boudeuse de 3 ans les mains roses et poisseuses de barbe à papa, du
moins si je me fiais aux photos (entre nous, vous le savez comme moi,
il ne faut jamais se fier aux photos). Pour ma première identité,
j’avais fait bonne pioche : un prénom rare, une origine
étrangère, toute un famille pour moi ; mais il restait
certaines zones d’ombre quel
était mon métier ? et celui de mon mari ? le père du
premier enfant était-il aussi celui du second ? Bref, j’étais
très enthousiasmée d’être Dorothea pendant deux jours au point
de punaiser les photos au-dessus de mon bureau et de devoir réfréner
ma joie et m’empêcher d’utiliser la carte d’identité. Mais le temps passant, j'en vins pourtant à me
lasser de tous ces trous dans l’histoire qu’il me fallait
combler.
C’est ainsi que je repartis en chasse d’une nouvelle identité.
Et là, je dois bien avouer que ce fût un fiasco complet. Aucune
photo dans le porte-feuille et une vieille carte d’identité en
carton périmée depuis 20 ans qui me certifiait que je m’appelais
Gisèle Calvaire et que j’étais née le 23 février 1943 à Nice.
Je reniais aussitôt violemment cette identité : d’abord je
n’avais jamais envisagé la possibilité d’être une femme aussi
vieille, ensuite il était hors de question que je porte un prénom
si démodé, sans parler de ce nom qui ne semblait que trop résumer
ma vie, qui plus est je détestais les poissons et la ville de Nice
ne me disait rien qui vaille non plus. Dans un moment de rage et de
désespoir, je déchirais la carte d’identité en petits morceaux
que je laissais tomber dans la cuvette des W.C.et je tirais quatre
fois la chasse jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de cette
immonde Gisèle Calvaire. Son identité, elle n’avait qu’à se la
garder. Après Gisèle Calvaire, rien n’a plus jamais été comme
avant : je devais me rendre à l’évidence, ces vies-là non
plus ne me suffisaient pas, il me fallait autre chose, de plus
complet, de plus abouti, d’irréfutable, cela avait cessé d’être
un jeu pour devenir une quête. C’est à cette époque là que je
décidai que l’identité était une question bien trop importante
pour la laisser entre les mains du hasard : je devais choisir
avec soin qui je voulais être avant d’enclencher le processus.
Voler les papiers d’identité ne suffit pas. Voler les photos ne
suffit pas. Même voler leurs souvenirs ne suffit pas, pourtant j’ai
voulu le croire pendant un moment : que je pouvais m’arrêter
là, sur le seuil de leur vie, que ça suffirait, mais non, ça ne
suffit pas, ça ne suffit jamais. Même tuer n’a pas suffit,
pourtant sur le coup cela paraissait être l’acte ultime, le point
de non-retour au-delà duquel il n’y a plus rien que du vide.
J’avais tort : le meilleur moyen de s’approprier quelqu’un
c’est de l’ingurgiter, de le faire appartenir à notre propre
corps, d’en absorber les molécules, d’en mâcher les synapses,
d’en sucer la substantifique moelle.
Contrairement aux idées reçues, la chair humaine n’a pas tant de
goût que ça. Du moins, son goût ressemble peu ou prou aux autres
viandes, que ce soit le bœuf, le porc, le veau, l’agneau. Mais ne
me faîtes pas dire ce que je n’ai pas dit : toutes les
viandes humaines ne se valent pas et le goût est plus ou moins
faisandé selon l’âge et le mode de vie plus ou moins sain de la
bête. Personnellement, j’ai tenu à commencer par un homme jeune
et en bonne santé, sportif et élégant, spirituel et même un brin
amusant. Ma première proie, je l’avais débusquée sur un site de
rencontres bien connu qui vous promet le grand amour contre quelques
dizaines d’euros par mois et après quatre ou cinq messages je
décidai de passer à la vitesse supérieure et il n’était pas
contre, bien au contraire. Cet homme-là était pour moi mais ne me
demandez pas comment j’en ai eu conscience, certaines choses ne
s’expliquent pas. C’était peut-être à cause de son air si
appétissant sur sa photo de profil, son sourire de défi, ses yeux
engageants, sa peau réclamant les crocs...
Je me préparais comme pour un rendez-vous amoureux. Le dîner fût
agréable mais je m’étonnais de constater que plus je mangeais et
plus j’avais faim. Certes je connais l’adage populaire selon
lequel l’appétit viendrait en mangeant mais ma faim grandissante,
j’ose dire dévorante se situait ailleurs. Dire qu’elle n’avait
rien de sexuel serait mentir. Mais mon attirance pour cet homme et la
nature de mes appétits étaient beaucoup plus complexes. Bien sûr,
sa bouche me tentait mais ses joues aussi, ses oreilles, son cou, ses
mains. Il n’a même pas attendu le dessert pour m’embrasser. Il
faut dire que je lui faisais du pied sous la table depuis l’apéritif.
Cela aurait pu être le début d’une belle histoire d’amour, mais
si cela avait été le cas, vous ne seriez pas en train de lire
ce récit. Par contre, une histoire de cannibalisme, voilà qui
mérite d’être écrit, voilà qui mérite d’être lu.
Le craquement de ses os sous mes doigts, l’odeur de sa belle chair
blanche qui frit dans la poêle. Ah que c’est bon…
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