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Critique de "Lisières" par Sébastien Marcheteau

Pre­mier recueil de nou­velles de Marianne Des­ro­ziers, Lisières doit se lire dans l’idée qu’on va frô­ler quelque chose, l’effleurer. Ce geste de tou­cher à peine n’est pas syno­nyme de super­fi­cia­lité, au contraire : on peut frô­ler quelque chose sans pour autant pas­ser à côté ni mettre les pieds dans le plat. Frô­ler c’est cares­ser l’envie d’entrer subrep­ti­ce­ment dans un uni­vers et d’en res­sor­tir sans rien y dépla­cer : “…le vent a décidé de me frô­ler, poli­ment, timi­de­ment, comme s’il deman­dait la per­mis­sion” peut-on lire dans Depuis les ter­rasses. On peut ainsi effleu­rer un visage, frô­ler un regard et s’en trou­ver tota­le­ment bou­le­ver­sée (La cou­ver­ture rouge). Ce titre Lisières (lisière, avant que d’être le bord de la forêt, dési­gnait au 16e siècle le bord du tissu, ce qui, adapté à un texte, ouvre des inter­pré­ta­tions inté­res­santes) me séduit, même si per­son­nel­le­ment je lui pré­fère “l’orée” (qui en ancien fran­çais se disait orière — même racine que l’ourlet — et je sou­ris à l’idée que l’orière pré­céda la clai­rière, appa­rue au 16e s.). La lisière de la forêt, ce n’est donc ni vrai­ment la plaine, ni tota­le­ment le sous-bois, c’est une fron­tière “poreuse entre la réa­lité et l’illusion, le banal et l’extraordinaire, le monde des vivants et celui des morts” (4e de cou­ver­ture). Mais à la dif­fé­rence des fron­tières (géo­po­li­tiques tout du moins) qui se maté­ria­lisent par une ligne de démar­ca­tion uni­voque, la lisière est une zone plus ou moins large sou­vent mal défi­nie (contrai­re­ment à l’illustration du livre qui marque une lisière nette et tran­chée) : cette zone je l’associe volon­tiers à cet état d’entre deux, de som­no­lence active que nous vivons quand nous lisons, cette manière, dont j’ai déjà parlé dans ce blog, que nous avons de cares­ser et d’être cares­sés par le livre… La lisière c’est l’aube ou le cré­pus­cule, cet état d’entre deux états qui, bien qu’inscrit dans une durée, peut brus­que­ment bas­culé, sans qu’on l’ait vu venir : c’est exac­te­ment l’idée que je me fais de la nouvelle.


Je ne vais évidem­ment pas déflo­rer ce que le lec­teur doit effleu­rer seul face au livre. Dans les nou­velles il y est sou­vent ques­tion de mémoire, de rémi­nis­cences, de fan­tômes… J’ai par­ti­cu­liè­re­ment appré­cié la der­nière nou­velle, Marie-Josée, qui sont des varia­tions sur une œuvre de Bol­tanski : Inven­taire des objets ayant appar­tenu à une jeune fille de Bor­deaux. 1973 – 1990. Cette expo­si­tion, pré­sen­tée au CAPC il y a quelques années, expo­sait sous vitrine l’ensemble des objets d’une jeune fille bor­de­laise décé­dée à l’âge 17 ans. Marianne Des­ro­ziers s’amuse à retra­cer les vies plu­rielles et poten­tielles de cette jeune filles comme autant de vitrines à décou­vrir. C’aurait pu être un simple exer­cice de style, à la Que­neau ou à la Pérec, mais c’est enlevé, rythmé, cela nous entraîne dans une répétition/variation assez ver­ti­gi­neuse et c’est très réussi. Les deux nou­velles qui cachent à peine leur influence wool­fienne, Depuis les ter­rasses et La cou­ver­ture rouge m’ont égale­ment beau­coup tou­ché par leur sen­si­bi­lité, la deuxième encore un peu plus par la fuga­cité cap­tée en quelques mots. Le vice enfin puni, enfin, m’a fait beau­coup sou­rire, on y trouve une atmo­sphère bor­gè­sienne mêlée d’Alice au pays des Mer­veilles et j’ai été très heu­reux de la visite (par­tielle et par­tiale, bien entendu) de cette biblio­thèque (qui partage, j’imagine, des livres avec celle de l’auteur).

En un mot comme en mille, lisez Lisières !

Chris­tian Domec, l’éditeur des Pen­chants du roseau est d’une ama­bi­lité telle que s’il avait pu m’offrir un café (j’ai com­mandé par mail, étant trop loin de la mai­son d’édition), il l’aurait fait volontiers.

Cette critique a été publiée sur l'excellent blog littéraire de Sébastien Marcheteau, Labyrinthes avec vue que je vous conseille vivement de visiter ici.

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