Premier recueil de nouvelles de Marianne Desroziers, Lisières
doit se lire dans l’idée qu’on va frôler quelque chose, l’effleurer.
Ce geste de toucher à peine n’est pas synonyme de superficialité,
au contraire : on peut frôler quelque chose sans pour autant passer à
côté ni mettre les pieds dans le plat. Frôler c’est caresser l’envie
d’entrer subrepticement dans un univers et d’en ressortir sans
rien y déplacer : “…le vent a décidé de me frôler, poliment, timidement, comme s’il demandait la permission” peut-on lire dans Depuis les terrasses. On peut ainsi effleurer un visage, frôler un regard et s’en trouver totalement bouleversée (La couverture rouge). Ce titre Lisières
(lisière, avant que d’être le bord de la forêt, désignait au 16e
siècle le bord du tissu, ce qui, adapté à un texte, ouvre des
interprétations intéressantes) me séduit, même si
personnellement je lui préfère “l’orée” (qui en ancien français se
disait orière — même racine que l’ourlet — et je souris à l’idée que
l’orière précéda la clairière, apparue au 16e s.). La lisière de la
forêt, ce n’est donc ni vraiment la plaine, ni totalement le
sous-bois, c’est une frontière “poreuse entre la réalité et l’illusion, le banal et l’extraordinaire, le monde des vivants et celui des morts”
(4e de couverture). Mais à la différence
des frontières (géopolitiques tout du moins) qui se matérialisent
par une ligne de démarcation univoque, la lisière est une zone plus
ou moins large souvent mal définie (contrairement à l’illustration
du livre qui marque une lisière nette et tranchée) : cette zone je
l’associe volontiers à cet état d’entre deux, de somnolence active
que nous vivons quand nous lisons, cette manière, dont j’ai déjà parlé dans ce blog,
que nous avons de caresser et d’être caressés par le livre… La
lisière c’est l’aube ou le crépuscule, cet état d’entre deux états
qui, bien qu’inscrit dans une durée, peut brusquement basculé, sans
qu’on l’ait vu venir : c’est exactement l’idée que je me fais de la
nouvelle.
Je ne vais évidemment pas déflorer ce
que le lecteur doit effleurer seul face au livre. Dans les nouvelles
il y est souvent question de mémoire, de réminiscences, de
fantômes… J’ai particulièrement apprécié la dernière nouvelle, Marie-Josée, qui sont des variations sur une œuvre de Boltanski : Inventaire des objets ayant appartenu à une jeune fille de Bordeaux. 1973 – 1990. Cette exposition, présentée au CAPC
il y a quelques années, exposait sous vitrine l’ensemble des objets
d’une jeune fille bordelaise décédée à l’âge 17 ans. Marianne
Desroziers s’amuse à retracer les vies plurielles et potentielles
de cette jeune filles comme autant de vitrines à découvrir. C’aurait pu
être un simple exercice de style, à la Queneau ou à la Pérec, mais
c’est enlevé, rythmé, cela nous entraîne dans une répétition/variation
assez vertigineuse et c’est très réussi. Les deux nouvelles qui
cachent à peine leur influence woolfienne, Depuis les terrasses et La couverture rouge
m’ont également beaucoup touché par leur sensibilité, la deuxième
encore un peu plus par la fugacité captée en quelques mots. Le vice enfin puni, enfin, m’a fait beaucoup sourire, on y trouve une atmosphère borgèsienne mêlée d’Alice au pays des Merveilles
et j’ai été très heureux de la visite (partielle et partiale, bien
entendu) de cette bibliothèque (qui partage, j’imagine, des livres avec
celle de l’auteur).
Christian Domec, l’éditeur des Penchants du roseau est d’une amabilité telle que s’il avait pu m’offrir un café (j’ai commandé par mail, étant trop loin de la maison d’édition), il l’aurait fait volontiers.
Cette critique a été publiée sur l'excellent blog littéraire de Sébastien Marcheteau, Labyrinthes avec vue que je vous conseille vivement de visiter ici.