Accéder au contenu principal

LA COUVERTURE ROUGE

Tentative de pastiche de Virginia Woolf                                 
 
J’étais arrivée en Cornouailles avec les enfants par le train du matin ; j’avais passé les deux heures du trajet le nez dans mon livre, de peur de croiser leurs regards mais, une fois sur le quai, je vis passer subrepticement dans leurs trois paires d’yeux l’ombre du regard noir de leur père. J’étais assaillie des souvenirs du pique-nique de l’année passée - le verre cassé, la nappe blanche maculée de vin, la ballon emporté par le courant du fleuve -, c’était le dernier été de James.

Ce ne fut pas ma sœur Rachel ni son mari Andrew qui nous ouvrit la porte mais un jeune homme d’une vingtaine d’années, au teint maladif, au regard arrogant et scrutateur : « Vous devez être Lily, enchanté, je suis Perceval, le frère d’Andrew. Avez-vous fait bon voyage ? ». J’en voulus horriblement à ma sœur d’avoir invité quelqu’un sans m’en parler, après tout dorénavant cette maison m’appartenait aussi - c’est du moins ce que disait le testament de nos parents - même si Rachel se l’appropriait de manière éhontée. Je ne saurais dire si Perceval me déplut ou me plut dès la première seconde, en tout cas sa présence me dérangea au plus haut point. Durant le repas, assise sur une magnifique couverture en laine rouge représentant d’innombrables rosaces entrelacées, au fond de la propriété sous une chaleur déjà lourde, je me montrais distante et indifférente, voire désagréable quand il m’adressait la parole, ce qu’il ne manqua pas de faire à plusieurs reprises. Il rentrait à Cambridge en septembre, mais ne savait pas ce qu’il pouvait espérer de l’avenir depuis que ses rêves d’Inde s’étaient heurtés au diagnostic de tuberculose deux ans auparavant. Il avait un rire très mélodique, un rire d’ogre sur le point de se briser, comme au bord du précipice -  le plus beau rire qu’il m’ait été donnée d’entendre. 

L’orage nous surprit pendant une partie de badminton, assez loin de la maison ; je vis à peine Rachel, son mari et les enfants disparaître dans l’allée. Ils avaient emporté le parasol et les restes du repas ; seule restait la couverture rouge ; Perceval la plia en quatre et la mis au-dessus de nos têtes pour nous protéger de la pluie. Alors que je m’élançais vers l’allée, il me prit le bras : « Allons plutôt dans l’abri de jardin, c’est plus près et les averses de juin sont de courte durée. » Une fois la porte refermée derrière nous, il y eut un long silence gêné, lourd de sens, puis il se mit à parler comme s’il n’avait jamais parlé à un autre être humain. Il parla de tout ; de sa mère ; de sa maladie ; de ses rêves encore debout ; de ses projets presque avortés mais qui se refusaient à mourir ; des livres qu’il avait lus ; de ceux qu’il voulait lire ; du jazz de la Nouvelle Orléans ; de Faulkner ; de Monteverdi. Je me tus, je le regardais, je l’écoutais, avec avidité ; il me posa beaucoup de questions auxquelles je répondis en termes sibyllins, tout en ayant l’impression d’en avoir déjà trop dit, comme s’il entendait entre mes mots tout ce que je ne disais pas. Ensemble, nous regardions tomber la pluie par la minuscule fenêtre, nos visages s’effleurant ; soudain, je souris à un de ses mots d’esprit, il tourna la tête pour mieux voir mon sourire et j’en fus bouleversée - ce fut comme si une flèche empoisonnée et brûlante me transperçait le cœur. La pluie s’arrêta et nous fûmes obligés de quitter notre abri de fortune ; en remontant l’allée aucun de nous ne prononça un mot, il tenait la couverture serrée contre ses poumons jadis malades - ou peut-être était-ce son cœur ? - le regard perdu dans la terre mouillée.

Tout cela m’a submergé ce matin, dans une mercerie d’Oxford Street, à la vue du motif d’une couverture en laine rouge : j’ai vacillé, on m’a amené une chaise et un verre d’eau. Dans les rues, en rentrant chez moi, j’entendais encore son rire extraordinaire, le rire d’un homme qui se joue de la mort en la regardant dans les yeux.

Posts les plus consultés de ce blog

Présentation de "Sylvia, la fille dans le miroir" et du numéro 13 de l'Ampoule à la librairie du Basilic

Un grand merci aux libraires de la librairie du Basilic pour leur chaleureux accueil ce mercredi 5 juillet pour la présentation de mon premier roman paru aux éditions Sans Crispations et pour celle du dernier numéro en date de la revue l'Ampoule des éditions de l'Abat-Jour. Merci beaucoup également aux personnes qui se sont déplacées pour ce double évènement.  Marion Pain, artiste-illustratrice et Mehdi Perocheau, écrivain, publiés plusieurs fois dans la revue l'Ampoule et également auteur du feuilleton en ligne intitulé "Le coursier". L'écrivain Roland Goeller, publié de nombreuses fois dans la revue l'Ampoule et auteur du recueil "Failles" publié aux éditions de l'Abat-Jour fin 2022. La librairie du Basilic est une très belle librairie dédiée à l'imaginaire sous toutes ses formes, située en plein coeur de Bordeaux (non loin de la rue Sainte Catherine) au 20 rue du Mirail. Vous y trouverez des livres bien sûr (du beau livre au livre de p

Critique de "Sylvia, la fille dans le miroir" par Nathalie Zema

Merci à Nathalie Zema pour sa critique de mon roman sur le site Scifi-universe.com que je reproduis ici en intégralité et que l'on peut retrouver ici. Un récit fantastique bordelais Un texte profond et intimiste Si vous aimez le charme envoutant des romans fantastiques du XIXème siècle, approchez et découvrez le premier roman de  Marianne Desroziers .  Sylvia, la fille dans le miroir  est un récit intimiste et poétique, un texte beau et émouvant sur la quête de soi. Esther est une jeune femme qui vit à Bordeaux de nos jours. Elle sort du bureau de sa directrice de thèse, enthousiaste, elle va pouvoir étudier et écrire sur l’œuvre de Sylvia Plath une écrivaine et poétesse américaine. Elle rentre chargée de livres dans son petit appartement des Chartrons quand, de sa psyché en bois d’acajou, une voix lui demande : «  et ton poème ?  » Alors débute une conversation, après certes quelques hésitations et un café renversé, entre une jeune femme qui cherche sa voie et son autrice tant ad

Un dimanche avec les éditions Sans Crispation à Mauvezin (Gers)

  De gauche à droite : Alice Gervais-Ragu, Marianne Desroziers, Cartographie Messyl, Philippe Sarr, Nathalie Straseele, Philippe Labaune, David le Golvan et Maria Isabel Zamora Yusty. Une partie des éditions Sans Crispation (auteurs, éditeur/auteur, traductrice) était réunie le dimanche 7 mai à Mauvezin dans le Gers à la Fabrique des Colibris (merci à eux pour leurs accueil). Au menu de cette journée : table ronde autour de l'édition indépendante, de la maison d'édition et de nos livres respectifs en fin de matinée, puis déjeuner (délicieuse cuisine que je recommande vivement si vous passez dans le coin !), lectures puis dédicaces. Une bien belle journée où j'ai eu le plaisir de parler pour la première fois en public de mon roman "Sylvia, la fille dans le miroir" publié en février dernier par Philippe Sarr, éditeur de Sans Crispation, que je remercie une fois de plus pour sa confiance. Plaisir aussi de rencontrer et d'échanger avec les auteurs présents (une fa